Les gens protestent pour de nombreuses raisons, mais nous le faisons souvent parce que nous sommes confrontés à une situation face à laquelle nous devons donner une réponse et tenir une position. La réalité que nous vivons – qu'il s'agisse de la nôtre ou de celle d'autres personnes – nous pousse à agir, à réagir, à mettre en cause ou à changer ce que nous éprouvons et voyons. Nous oublions de prendre sérieusement en compte les possibles conséquences d'un choix de cette sorte. Les conséquences positives contribuent souvent à l'autonomisation du sujet. Des conséquences négatives peuvent conduire à une perte d'autonomie. Nous devons réfléchir préalablement à ces deux cas de figure pour nous préparer aux nouvelles étapes, afin de ne pas en être surpris ni souffrir d'un stress encore plus important.

Les conséquences de tenir une position

En tenant une position, nous pouvons nous placer dans des situations qui nous feront atteindre nos propres limites et nous mettront en danger. Si une telle chose se produit, des expériences négatives seront presque inévitables ; la peur se manifestera très vraisemblablement en guise de réponse. Dans des situations d'insécurité et d'angoisse, les sentiments suivants apparaîtront : peur d'être arrêté, peur d'être dénoncé, peur d'être torturé, peur d'être attrapé lors d'une réunion illégale, peur d'être trahi, peur de ne pas atteindre une fois encore notre objectif, peur de l'inconnu (que se passera-t-il si je suis arrêté ?) et aussi du connu, qu'il s'agisse d'une menace spécifique par voie téléphonique ou du fait d'être au courant de ce qui est arrivé à d'autres. Il nous faut savoir ce que nous pouvons faire pour échapper à de telles conséquences ou pour les affronter lorsqu'elles se présenteront. Trois éléments principaux peuvent nous aider à nous en tirer : la confiance et la solidarité de nos collègues militant/e/s, une bonne formation et une préparation émotionnelle associée à un bilan des actions.

Certaines conséquences auxquelles nous devons nous préparer

1. Faire face aux conséquences de la peur

Lorsque nous pensons à des conséquences traumatisantes, nous pensons instantanément aux conséquences physiques, comme être molestés, arrêtés, battus ou voir nos droits humains violés. Ce risque est plus important dans certaines sociétés que d'autres ; les personnes qui manifestent dans des États fortement militarisés et autoritaires sont particulièrement courageuses. Mais, normalement, chacun/e de nous éprouvera au moins une certaine crainte et de l'anxiété et sera au moins conscient/e du risque de subir des souffrances physiques ou des désagréments. Ces appréhensions peuvent nous paralyser. Mais il n'est pas bon de les ignorer. Si nous n'y sommes pas préparés, nos réactions naturelles dans de telles situations peuvent vraiment nous conduire à des dommages plus graves. Par exemple, nous pouvons ressentir l'envie de courir mais, si nous commençons à courir, nous ne maîtrisons plus notre comportement ; celles et ceux qui nous font face peuvent être tentés d'attaquer à ce moment-là. Être préparés rationnellement, émotionnellement et pratiquement est par conséquent important. Se former à contrôler la peur est extrêmement utile. (Voir l'exercice « Conséquences de la peur », p. .)

2. La force de se présenter au grand jour

Nous devons être conscients que nous avons fait le choix de nous situer à l'extérieur des opinions conventionnelles. Ce n'est pas tellement difficile de partager nos façons de penser en privé avec celles/ceux qui partagent notre avis, même si nous pouvons craindre d'être trahis. Mais le revendiquer publiquement est autrement difficile. Nous prenons position non seulement contre l'État mais aussi contre les conventions sociales habituelles. La raison même pour laquelle il nous faut nous manifester est d'ébranler ces conventions, mais le fait de le savoir ne rend pas la chose plus facile. Nous nous exposons nous-mêmes. Pensons aux Femmes en noir (Women in Black) en Israël qui se bornaient à témoigner en silence de ce qu'elles ne pouvaient pas accepter dans leur société. Cette façon de témoigner a maintenant été utilisée en Serbie, en Colombie et ailleurs. La solidarité avec nos collègues est très importante dans de telles situations, car elle permet de créer un espace pour respirer et prendre en charge nos sentiments. Même celles et ceux qui semblent être sûrs d'eux peuvent avoir des soucis qu'ils ont besoin de reconnaître et d'assumer. (Pour pratiquer en ce sens, un exercice comme la « Ligne de querelle », p. , est utile.)

3. Nous préparer à assumer l'angoisse

D'autres risques et conséquences peuvent être plus subtils, mais pour cette raison même plus angoissants. Nous pouvons avoir à affronter le mépris et l'humiliation ou être raillés et harcelés par des spectateurs ou les forces publiques. Les Femmes en noir viennent de nouveau à l'esprit ; un public hostile avait beau leur cracher dessus et les houspiller, elles gardaient le silence et ne réagissaient pas. Une telle situation peut être émotionnellement angoissante. Simuler (voir l'exercice, p. ) préalablement ce genre de situation nous aide à nous préparer émotionnellement et à comprendre plus complètement les motivations (et les craintes) de nos contradicteurs. La solidarité et la confiance entre les participant/e/s sont une fois encore importantes et elles sont partiellement construites par de telles répétitions. Une mauvaise publicité faite aux actions est moins angoissante émotionnellement, parce qu'elle est moins immédiate. La presse, qui peut nous affubler de toutes sortes d'étiquettes erronées, peut mettre en doute notre bonne foi et nos motivations. Nous préparer à une telle humiliation rend plus facile d'y faire face lorsqu'elle se produit.

4. Se placer dans la position de l'Autre

Nous pouvons aussi considérer l'humiliation comme un élément de ce dont nous essayons de témoigner, comme lorsque des participant/e/s tentent de se placer dans la situation même des personnes dont ils prennent la défense. De nombreux groupes ont représenté du théâtre de rue en jouant les rôles des prisonniers et des gardiens de Guantánamo ; des sentiments imprévus ont affleuré et les participant/e/s ont parfois eu du mal à les contrôler. Par exemple, les « prisonniers » peuvent commencer à se sentir vraiment outragés, tandis que les gardiens se voient, soit s'immerger avec trop d'enthousiasme dans l'expérience, soit éprouver une sensation de dégoût. Dans les deux cas, des participant/e/s peuvent se sentir salis et pollués. Pour faire face à de telles éventualités, ils doivent être préparés à de telles réactions intérieures et doivent participer à une mise à plat après l'action. Un autre exemple est celui d'actions contre l'élevage industriel où des militant/e/s utilisent leur propre corps pour représenter des morceaux de viande. Les réactions peuvent être de se sentir véritablement enthousiasmé et libéré par le fait même de manifester publiquement un point de vue ou, inversement, d'être troublé par la situation dans laquelle on s'est soi-même placée.

5. Assumer la désillusion

Il arrive parfois que l'on ait peu de problèmes avant et pendant l'action, mais qu'un réel contrecoup survienne plus tard lorsqu'il semble que celle-ci n'a eu aucun effet. Les énormes manifestations du 15 février 2003 contre la guerre en Irak n'ont pas arrêté la guerre. Nos pires craintes se sont concrétisées. Sans que cela soit surprenant, bien des gens se sont trouvés déçus et impuissants. Ils se sont évidemment demandés : « Cela valait-il la peine de le faire ? » Il se peut qu'ils ne veuillent plus participer dans l'avenir à de nouvelles actions sur ce sujet ni sur aucun autre, en estimant que ce serait inutile. Que peut-on faire pour répondre à cette désillusion ? Il faut trouver le moyen de réfléchir ensemble sur ce qui est arrivé et sur les enseignements à tirer de l'expérience vécue (voir « Évaluation de l'action », p. ). Nous devons ajuster nos attentes. Les actions sont importantes pour montrer notre force, mais elles n'arrêteront pas une guerre à elles seules.

6. Assumer la réussite

De même que nous pouvons avoir le souci qu'une situation évolue plus mal que prévu, nous pourrions, non sans paradoxe, avoir du mal à affronter ce qui pourrait sembler de prime abord positif ou couronné de succès. C'est par exemple le cas si les forces de sécurité se conduisent plus humainement que nous ne l'avions prévu ou que les autorités engagent avec nous le dialogue en paraissant vouloir prendre nos demandes en compte. De tels résultats peuvent avoir un effet déstabilisant si nous nous sommes blindés en vue d'une confrontation. Que devient toute l'adrénaline qui s'est emmagasinée dans nos corps ? Comment de tels développements influent-ils sur notre approche ? Notre approche est-elle erronée ? Devrions-nous accorder plus de confiance au système ? Ou nous laissons-nous bercer par de jolies phrases ? Notre mouvement peut parvenir à être plus soudé lorsque nous sommes confrontés à de rudes adversaires et peut se fendiller dans le cas opposé. Nous devons par conséquent être prêts à savoir quelles réponses peuvent être les plus efficaces et tester les options possibles. Ainsi, quand et si cela se produit, nous serons mieux en mesure d'apprécier collectivement la situation et d'agir de façon idoine.

7. Quand les niveaux d'agressivité s'élèvent

Beaucoup d'entre nous ont été choqués par l'agressivité qui se fait jour lors d'une action non-violente – et pas seulement du fait de celles/ceux qui s'opposent à l'action. Nous pouvons sentir monter l'agressivité en nous lorsque nous sommes traités durement par les autorités. Même si nous ne réagissons pas, une telle sensation peut nous mettre très mal à l'aise et nous faire douter. Ou d'autres participant/e/s peuvent faire tourner l'action à l'émeute, et nous devons être capables de trouver une réponse adéquate. Les rejoignons-nous, nous en allons-nous ou maintenons-nous le cap, en poursuivant l'action non-violente comme prévu ? Dans de telles situations, on n'a guère le temps de réfléchir ; il faut donc envisager les différentes possibilités à l'avance. Nous devons définir clairement les options, afin que des décisions puissent être prises sereinement. (Voir les exercices « Prise de décision » et « Jeu de rôles », p. et p. .)

Contextes variés

Au Nord, nous pouvons agir dans des États et des cultures qui affirment être libéraux et démocratiques. Ou nous pouvons subir un régime autoritaire. Mais nous ne devrions pas supposer qu'il est plus facile de protester dans les démocraties libérales, car certains des États concernés peuvent répondre d'une façon très brutale aux actions. D'autres facteurs peuvent déterminer la capacité et les limites de l'action. La société peut être fermée ou ouverte. Dans une société fermée, les risques sont plus grands : les dissident/e/s peuvent disparaître et la moindre transparence n'est guère du domaine du possible. Un État peut disposer d'un système judiciaire fonctionnel, indépendant du gouvernement, qui peut intervenir comme gardien des droits de l'être humain et de la violation de ceux-ci. La culture d'une société est également un facteur significatif ; elle peut accorder une grande valeur à la conformité aux normes et au respect de l'autorité. Une société peut aussi se sentir faible et vulnérable face à la pression de la modernité ou sous l'influence d'autres États ; dans de telles situations, toute forme de protestation peut être considérée comme déloyale et destructive.

Même s'il est plus difficile d'agir dans certaines situations que dans d'autres, toutes les questions traitées ici peuvent être abordées dans n'importe quel contexte, quoique avec une intensité variable.

Conclusion

Si nous nous préparons au mélange d'émotions et de réactions pouvant résulter de notre action, que nous construisons une solidarité avec nos collègues, et que nous analysons et mettons à plat les conséquences de nos actions, nous sommes alors mieux placés pour poursuivre le combat pour une société meilleure, même si nous savons bien que l'objectif ne sera pas atteint de notre vivant, si tant est qu'il le soit un jour.

Quoi qu'il en soit, si nous ne nous préparons pas correctement et n'assumons pas les conséquences de nos actions, nous pouvons finir par n'aider personne, pas même nous-mêmes. Nous pouvons être en proie au découragement et décider d'abandonner, ou nous lancer dans d'autres stratégies qui peuvent se révéler contre-productives, comme la politique classique et le recours à la force. Ou nous pouvons tomber dans un schéma de protestation tournant à vide, dépourvu de la moindre visée stratégique. Dans un tel cas, nous pouvons donner superficiellement l'impression de continuer à être engagés dans la lutte et les autres peuvent admirer notre constance, mais nous déployons toute notre énergie sans la canaliser vers un objectif. Notre inefficacité et notre détermination peuvent décourager d'autres personnes à s'engager. Si – comme je le crois – nous avons le devoir de protester, nous avons aussi le devoir de nous préparer correctement, en identifiant les risques encourus pour notre bien-être physique et émotionnel, et en prenant des mesures pour garantir que nous serons en mesure de contrôler ces risques et de poursuivre le combat d'une façon efficace et positive, en restant fidèles à nos idéaux. Enfin, mais ce n'est pas secondaire, continuons de tenter des choses, prenons plaisir en agissant et, de ce fait, donnons sa chance à la paix. Nous ne sommes pas les premiers à le faire, ni ne serons les derniers.

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