D'après Gandhi, le changement social non-violent suppose de construire une nouvelle société dans la carcasse de l'ancienne, ce qu'il a baptisé « programme constructif ». « La non-violence pour Gandhi était plus qu'une simple technique de lutte ou une stratégie pour résister à l'agression militaire », explique Robert Burrowes dans son étude de 1995 The Strategy of Nonviolent Defense: A Gandian Approach (« La Stratégie de la défense non-violente – Une approche gandhienne », non traduit en français). Au contraire, « elle était intimement liée à un combat plus large pour la justice sociale, l'indépendance économique et l'harmonie écologique, ainsi qu'à la quête de la réalisation personnelle. » Comme le précise Burrowes, « pour l'individu, [le programme constructif] consistait en un pouvoir-de-l'intérieur accru grâce au développement de l'identité personnelle, de l'indépendance et de l'audace. Pour le groupe, cela signifiait l'avènement d'un nouvel ensemble de relations politiques, sociales et économiques. » Dans les cas où des révolutions politiques ont eu lieu mais où la population n'était pas organisée pour exercer son autodétermination, créer une nouvelle société a été extrêmement difficile, et cela a trop souvent débouché sur l'usurpation du pouvoir par une nouvelle dictature.

Gandhi avait énoncé trois éléments nécessaires pour la transformation sociale : la transformation personnelle, l'action politique et le programme constructif. Il les considérait comme imbriqués l'un dans l'autre, tous trois également nécessaires pour parvenir au changement social. Les éléments que Gandhi jugeait fondamentaux pour transformer et libérer l'Inde comprenaient des programmes destinés à concrétiser l'égalité, à libérer l'éducation, à promouvoir l'indépendance économique et à restaurer un environnement propre. L'égalité signifiait fonder des ashrams, mener des campagnes politiques et créer des coopératives transversales aux clivages sociaux : elles surmonteraient les divisions religieuses (hindous, musulmans, sikhs, etc.), l'inégalité liée au genre et les distinctions de caste – en particulier l'« intouchabilité » –, et accueilleraient des membres des communautés tribales et des personnes atteintes de la lèpre. Gandhi a mis en route des projets éducatifs : campagnes d'alphabétisation pour étendre la lecture élémentaire et la formation en arithmétique, éducation politique, connaissances sanitaires et formation non-violente pour les étudiant/e/s. Ses campagnes pour l'indépendance économique ont inclus, notamment, le fameux tissage domestique du coton au rouet, dont la promotion s'est étendue à l'Inde entière : outre un programme constructif souvent réalisé collectivement, c'était aussi une campagne de non-coopération avec la dépendance systématique des Britanniques pour les tissus. L'indépendance économique concernait également la diversification des cultures, la création d'industries dans les villages et le développement de syndicats. Des efforts dans le domaine de l'environnement impliquaient les communautés entières dans l'assainissement des villages, ce qui signifiait, pour les hindous, la violation frontale des normes de caste.

Le fait de travailler sur un programme constructif produit des bénéfices considérables, le premier étant d'apporter une assistance immédiate à celles/ceux qui se trouvent dans le plus grand besoin. Comme les personnes s'engagent dans une action communautaire, et non pas individuelle, elles construisent le cadre pour le changement social. Pour Gandhi, le programme constructif était une formation à la désobéissance civile, incluant souvent la non-coopération. Le travail constructif fournit des occasions pour développer les aptitudes nécessaires à la construction d'une nouvelle société.

Exemples de programmes constructifs

Colombie

Depuis l'an 2000, Sincelejo, une petite cité colombienne sur la côte atlantique, a été la deuxième plus grande ville à recevoir des personnes déplacées à la suite des conflits internes dans le pays. Les jeunes de Sincelejo ont été victimes d'enrôlement forcé du fait de l'armée nationale, des groupes rebelles et des paramilitaires. Beaucoup ont rejoint l'une ou l'autre de ces forces armées pour des raisons économiques, afin de soutenir leurs familles. Le groupe d'objecteurs de conscience de Sincelejo a commencé par créer des alternatives au recrutement forcé, en organisant tout d'abord des ateliers sur la culture de paix, la non-violence et l'objection de conscience. Puis, après avoir compris que l'une des principales raisons pour lesquelles les jeunes s'enrôlaient était d'ordre économique, ils ont commencé à développer des alternatives économiques en ouvrant leurs propres petites entreprises. Le groupe produit maintenant des cartons et des caisses, des légumes biologiques, de la margarine, des T-shirts et des produits de boulangerie, ce qui leur fournit un apport financier, à eux-mêmes ainsi qu'à leur famille. Les principaux objectifs de cette initiative sont les suivants : prévenir le recrutement des jeunes ; constituer un réseau de soutien pour prévenir l'enrôlement forcé ; former des jeunes aux méthodes non-violentes de résolution des conflits ; concevoir des stratégies économiques pour satisfaire les besoins élémentaires de leurs familles.

Kenya

En dépit de sa largeur de vue, Wangari Maathai, fondatrice du mouvement Ceinture verte (Green Belt) au Kenya, n'aurait pas elle-même pu imaginer en 1976 jusqu'où irait une simple activité constructive consistant à planter des arbres. Dans un premier temps, elle avait proposé la chose au Conseil national des femmes du Kenya comme une activité à conduire en coopération avec la commission gouvernementale des forêts, qui fournirait les graines. Par ce biais, argumentait-elle, les femmes pourraient faire face à certains des problèmes économiques affectant gravement leurs vies. Elle ne pouvait penser que l'expansion de ce réseau allait conduire dans les années 1990 le mouvement Green Belt à occuper le devant de la scène lors de campagnes nationales contre la corruption et pour la démocratie multipartite, au cours desquelles elle serait elle-même battue et emprisonnée, ou qu'elle serait plus tard une porte-parole influente de la campagne mondiale pour l'effacement de la dette du « tiers-monde ».

États-Unis

Même si le mouvement non-violent à l'Ouest n'a pas mis l'accent sur les programmes constructifs, et a plutôt été centré sur la protestation, des exemples de programmes constructifs aux États-Unis incluent des groupements fonciers communautaires pour un logement constamment abordable, des coopératives appartenant aux ouvrier/e/s, des refuges pour femmes maltraitées et des centres de crise anti-viol, un intérêt élargi pour les écoles alternatives, des jardins urbains, une production alimentaire locale sans pesticides, la propagation virale de logiciels et de créations artistiques libres et de l'énergie renouvelable accessible. Un programme constructif, c'est plus que la construction de choses nouvelles. De nombreux aspects du programme de Gandhi sont centrés sur la marche vers l'égalité. Aux États-Unis, cela conduit à lutter sérieusement contre l'oppression, non sans s'occuper des inégalités économiques. Face à la présence de la pauvreté aux États-Unis et devant la brèche croissante séparant riches et pauvres, les programmes constructifs doivent soutenir la réduction de la consommation matérialiste.

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